Séance solennelle de rentrée des cinq Académies 2010 sous la présidence de Monsieur Roger Taillibert, président de l’Institut de France, président de l’Académie des beaux-arts, sur le thème : "Le doute"

André VacheronDoute en médecine

par Monsieur André Vacheron, délégué de l’Académie des sciences morales et politiques

Laurent PetitgirardLe doute, élément essentiel de la création

par Monsieur Laurent Petitgirard, délégué de l’Académie des beaux-arts

Anne Fagot-LargeaultDoute et recherche scientifique

par Madame Anne Fagot-Largeault, déléguée de l’Académie des sciences

Pierre-Sylvain FilliozatLe plaisir et la sagesse de douter

par Monsieur Pierre-Sylvain Filliozat, délégué de l’Académie des inscriptions et belles-lettres

Jean-Christophe RufinLe doute : faiblesse ou force de la culture française ?

par Monsieur Jean-Christophe Rufin, délégué de l’Académie française

Les discours /  Doute et recherche scientifique

Anne Fagot-Largeault

Doute et recherche scientifique

par Anne Fagot-Largeault

1. « il faut douter mais ne point être sceptique » (Cl. Bernard)

La philosophie inhérente à la recherche scientifique n’est pas une philosophie sceptique au sens radical du terme. Elle repose sur la confiance dans la possibilité de connaître toujours mieux le monde dans lequel nous vivons. Le connaître non seulement pour le plaisir de l’émerveillement, mais pour agir mieux, en fonction de connaissances qui s’améliorent. Le sceptique ne croit pas à la science, disait Cl. Bernard, il croit à lui-même; il juge que tout est opinion, et que toutes les opinions se valent. Le douteur, continue Cl. Bernard, est le vrai savant ; il doute de lui-même et de ses interprétations, mais il croit à la science. Cl. Bernard se réfère explicitement à Descartes, qui part d’un doute universel pour arriver à des connaissances indubitables, et qui soient utiles à la vie, comme il le dit dans le Discours de la méthode. Descartes s’en explique fort bien quand il conte qu’il a pris conscience d’avoir dans la tête un fatras d’opinions, et d’avoir essayé de déraciner de son esprit toutes les erreurs qui s’y étaient pu glisser : Non que j’imitasse pour cela les sceptiques, qui ne doutent que pour douter et affectent d’être toujours irrésolus, car, au contraire, tout mon dessein ne tendait qu’à m’assurer et à rejeter la terre mouvante et le sable pour trouver le roc ou l’argile. Le doute de Descartes est un doute méthodologique, c’est-à-dire un moyen de dégager des vérités qui résistent au doute, des vérités certaines. Cl. Bernard, ayant salué Descartes, conclut par une sorte de devise du savant : il faut douter mais ne point être sceptique.

Objection : lorsqu’en 2009 est paru dans Science un papier d’une équipe qui affirmait avoir des données suggérant que le syndrome de fatigue chronique pourrait être dû à un rétrovirus, d’autres équipes se sont lancées sur cette piste sans parvenir à confirmer le lien : fatigue chronique / virus. La revue Science publie alors, en mai 2010, des commentaires montrant que beaucoup de chercheurs restent sceptiques. En juin 2010 le bruit court sur le web que des chercheurs d’une agence publique américaine réputée sérieuse s’apprête à publier un article qui confirme le lien. Aussitôt des malades atteints du syndrome se précipitent sur les médicaments anti-rétroviraux. Et du côté des chercheurs ? Il se révèle qu’une autre agence publique sérieuse va publier des données qui contredisent les premières. La publication des deux articles est suspendue. Rester sceptique, ici, c’est suspendre son jugement (une expression employée par Descartes), en attendant de trouver quelque chose de mieux assuré. Cette attitude (rationnelle) n’est pas l’apanage exclusif des savants. L’association des Sceptiques du Québec, qui se donne pour objectif d’améliorer l’esprit critique de ses membres, et d’accroître leur liberté de jugement devant des publicités éventuellement mensongères, précise que son scepticisme n’est pas dogmatique, qu’il ne s’agit pas de douter pour le plaisir de douter, que c’est une méthode pour s’assurer que nos croyances sont raisonnablement justifiées par des faits observables, quantifiables et reproductibles ; et ils ajoutent : notre démarche s’inspire de la méthode scientifique.

Le rapprochement entre ‘douter’ et ‘rester sceptique devant’ met en évidence le caractère suspensif du doute, exprimé par la locution populaire dans le doute, abstiens-toi ». La différence entre scepticisme dogmatique et doute scientifique est que le sceptique s’installe dans le doute, tandis que pour le scientifique le doute est temporaire, c’est la suspension qui évite de juger trop vite et à tort, c’est une épreuve à traverser.

2. L’épreuve du doute.

Le monde de la recherche est un espace de liberté intellectuelle, où toutes les idées, conjectures, hypothèses, même les plus farfelues, ont droit de cité, à condition que, au cas où elles seraient fausses, elles soient réfutables. Comme l’a bien exprimé Karl Popper, les conjectures irréfutables sont exclues : là est la ligne de démarcation entre hypothèses scientifiques et non-scientifiques. Les conjectures sont ... conjecturales, les hypothèses sont hypothétiques, les idées émises, tant qu’elles restent à l‘état d’idées, sont des propositions à mettre à l’essai. L’ingéniosité du chercheur sera de créer un dispositif expérimental, un plan d’expérience, une manière de poser le problème, susceptible de mettre l’idée en échec. Si l’idée est fausse, elle s’effondrera et sera éliminée. On peut décrire - on a analysé - le processus de recherche comme effectuant un tri des hypothèses par confrontation au réel factuel. Mais vous les construisez, vos faits, ont dit quelques sociologues, reprenant une thèse déjà énoncée par de grands savants (la thèse dite de Duhem-Quine). Certes, mais la communauté scientifique ne se contente pas d’un seul résultat et d’une seule expérience, elle tient compte de ce que d’autres équipes indépendantes de la première retrouvent (ou non) des résultats qui concordent avec le résultat initial. Les hypothèses qui survivent durablement à l’épreuve acquièrent un pouvoir prédictif et sont considérées comme largement corroborées. Mais le caractère limité des observations ou expérimentations sur lesquelles sont appuyées les généralisations scientifiques fait qu’il est très rare qu’une vérité scientifique puisse être dite absolument, apodictiquement prouvée vraie. Dépendant d’un contexte scientifique évolutif, même une solide vérité scientifique, une « loi de la nature », peut se trouver relativisée dans un contexte plus large. Il reste toujours l’ombre d’un doute. C’est si vrai que les scientifiques se méfient des théories qui s’installent et perdurent, et finissent par passer pour des évidences. Cl. Bernard reproche aux ‘systèmes’ d’instaurer un esclavage intellectuel ». Un congrès scientifique international affichait naguère : Challenge the dogmas. Contestez les dogmes ! Ainsi le dogme de la biologie moléculaire (« un gène, une protéine »), qui fut une hypothèse féconde et largement corroborée par les observations, a fini par être contesté, puis destitué de son autorité prétendue de vérité universelle. Et dans les manuels de biologie on ne parle plus aujourd’hui des « lois de Mendel », mais des expériences de Mendel, qui ont dégagé des régularités (approximatives) caractéristiques des vivants terrestres.

Un aspect du travail scientifique est donc de réduire la part du doute ou de le circonscrire. Lorsque Doll & Peto en 1981 s’attaquent à la question de savoir si certains cancers sont évitables, ils déclarent que : si la part évitable du risque de cancer se mesure à la différence d’incidence entre régions du globe, on peut affirmer que pour plusieurs types de cancer il existe une fraction évitable. Le plus souvent, on ignore tout des facteurs qui influent sur le risque, on ne sait donc pas comment réduire le risque. Mais pour le cancer broncho-pulmonaire, disent-ils, il n’y a pratiquement plus de doute. Depuis de nombreuses années on soupçonne que le tabagisme peut expliquer l’énorme montée en fréquence du cancer broncho-pulmonaire. Cette hypothèse était jusque là en concurrence avec d’autres. Cette fois, sur la base des données factuelles dont on dispose, on peut affirmer que si personne ne fume, neuf cancers broncho-pulmonaires sur dix seront évités. Cela ne signifie, ni que tous les fumeurs vont faire un cancer, ni que la fumée du tabac est la seule cause du cancer. Cela signifie que le tabagisme est le facteur qui influe le plus fortement sur le risque. L’évolution de l’épidémie dans les années suivantes a splendidement confirmé la prédiction des statisticiens ; sublata causa, tollitur effectus - quand on supprime la cause, l’effet disparaît .

Pourtant certains ont continué à douter, utilisant le doute comme une arme. Un livre récent intitulé Les semeurs de doute (The Merchants of Doubt) s’attache à montrer comment, au cours du 20e siècle, des scientifiques éminents, statisticiens et fumeurs, et rétribués par l’industrie du tabac, ont obstinément nié les méfaits du tabagisme. Et il ne s’agit pas que du tabac. Il s’est trouvé au 20e siècle des scientifiques pour nier les méfaits des pesticides, il s’en est trouvé pour nier les risques du nucléaire, des chlorofluorocarbones, de l’amiante, du réchauffement climatique.
Les motivations affichées sont souvent idéologiques : défense du libre marché, anti-communisme(1), et moins visible mais très efficace, on trouve à l’arrière-plan des enjeux industriels et financiers considérables. On sait comment l’industrie du tabac, le lobby de l’amiante, etc, ont œuvré pour que rien ne change. L’argument asséné est toujours le même : il reste un doute, il y a incertitude, le lien entre l’amiante et le cancer de la plèvre n’est que probabiliste. C’est trop facile ! L’argument est imparable : c’est vrai, il y a toujours une marge d’incertitude. Une science honnête ne nie pas l’incertitude. Elle ne se complaît pas non plus dans le scepticisme. Elle s’efforce d’identifier, mesurer, évaluer, les risques. Elle ne les dissimule pas.

3. Sortir du doute.

Majorer l’incertitude, c’est paralyser l’action. Évaluer un risque incite à agir pour le maîtriser, et agir, c’est sortir du doute. Les médecins sont depuis longtemps familiarisés avec cette réalité. Par exemple, les cardiologues se sont intéressés au risque coronarien : quels sont les facteurs qui influencent ce risque ? Plusieurs ont été identifiés : hypertension, tabagisme, tempérament colérique... Sur le rôle du cholestérol il y avait hésitation : était-ce un réel facteur de risque, ou seulement un marqueur du risque ? La recherche s’est poursuivie, jusqu’à ce qu’en 1984 un groupe de travail qui faisait le bilan des connaissances a conclu qu’on avait maintenant assez d’indices concordants (cliniques, épidémiologiques, expérimentaux, génétiques) pour pouvoir affirmer qu’il cesse d’être raisonnable de douter que l’hypercholestérolémie pèse sur le risque coronarien. Il s’ensuivait, aux yeux des médecins, qu’il fallait prendre pour objectif la réduction du taux sanguin de cholestérol chez les personnes menacées par la maladie coronarienne. Des médicaments anti-cholestérol ont été développés. La réduction du taux de cholestérol sanguin a été inscrite dans les programmes de santé publique. Des millions de gens prennent maintenant tous les jours leur médicament hypolipémiant (type : statines). Cela ne signifie ni que l’hypercholestérolémie est une maladie, ni que le cholestérol en soi est toxique. Il reste un doute sur le rôle exact du cholestérol dans la maladie des coronaires. Ce qui est intéressant est que des chercheurs ont discerné un moment où l’on franchit un seuil beyond reasonable doubt, un moment où, donné ce qu’on sait, continuer à douter (et donc à ne rien faire) devient déraisonnable. Ce qui apparaît alors comme raisonnable, puisqu’il reste un doute, est de prendre ce qu’on appelle une précaution (ici, un médicament). Les médecins sont à la fois chercheurs et prescripteurs. Habituellement ce n’est pas le rôle du chercheur de prescrire les actions à engager. Les chercheurs ont une obligation d’évaluer les risques, de dire quelle part du risque est éventuellement maîtrisable et par quels moyens, et d’informer leurs concitoyens quand ils jugent qu’on a passé le seuil au-delà duquel douter de la réalité du risque devient moins raisonnable que de le prendre au sérieux (c’est ce qu’a fait le GIEC). Il revient ensuite aux « décideurs » de prendre leurs responsabilités. Des considérations extérieures à la démarche scientà la démarche scientifique interviennent alors, touchant le bien-être collectif, le respect de certaines valeurs, et tout ce qui entre dans un projet de société. Le rapport de Nicholas Stern montre comment la démarche du décideur échappe à l’emprise du scientifique. Le décideur retient qu’il y a une marge d’incertitude sur le réchauffement, mais qu’on estime du côté des climatologues qu’il devient déraisonnable de rester dans le doute, c’est-à-dire, de ne rien faire. Que faire, donc ? D’une part, réfléchir aux précautions à prendre dans l’hypothèse où les scientifiques ont raison, et les évaluer. Ensuite, raisonner. De deux choses l’une, ou bien on prend ces précautions, ou bien on ne les prend pas. Si on ne les prend pas et que les scientifiques se trompent, tout va bien. Si on ne les prend pas et que les scientifiques ont raison, l’avenir apparaît désastreux. Si on les prend et que les scientifiques se trompent, c’est beaucoup d’efforts coûteux pour rien. Si on les prend et que les scientifiques ont raison, on aura fait le maximum pour préparer l’avenir. Il s’agit donc de peser l’effort à faire, en face des dégâts si on ne le fait pas. Construire l’avenir conduit au-delà du doute.

(1). Aux US dans les années 1980 les environnementalistes étaient appelés « watermelons » - vert à l’extérieur, rouge à l’intérieur... (Oreskes & Conway, in : Nature, 10 June 2010, 465 : 686-687.

Références