Séance solennelle de rentrée des cinq Académies 2010 sous la présidence de Monsieur Roger Taillibert, président de l’Institut de France, président de l’Académie des beaux-arts, sur le thème : "Le doute"

André VacheronDoute en médecine

par Monsieur André Vacheron, délégué de l’Académie des sciences morales et politiques

Laurent PetitgirardLe doute, élément essentiel de la création

par Monsieur Laurent Petitgirard, délégué de l’Académie des beaux-arts

Anne Fagot-LargeaultDoute et recherche scientifique

par Madame Anne Fagot-Largeault, déléguée de l’Académie des sciences

Pierre-Sylvain FilliozatLe plaisir et la sagesse de douter

par Monsieur Pierre-Sylvain Filliozat, délégué de l’Académie des inscriptions et belles-lettres

Jean-Christophe RufinLe doute : faiblesse ou force de la culture française ?

par Monsieur Jean-Christophe Rufin, délégué de l’Académie française

Les discours /  Le plaisir et la sagesse de douter

Pierre-Sylvain Filliozat

Le plaisir et la sagesse de douter

par Pierre-Sylvain Filliozat

« Incertitude, ô mes délices
Vous et moi nous nous en allons
Comme s’en vont les écrevisses,
À reculons, à reculons. »

Apollinaire se plaisait dans le doute. Poète par toute son âme, par toute sa lucide intelligence, il maintenait ses sens et son esprit toujours disposés à accueillir et concevoir la nouveauté. La certitude est une fermeture à l’évasion, un blocage de l’imagination. Il préférait reculer devant l’affirmation.

Car le doute implique-t-il nécessairement une résolution qui le dépasse ? Ce peut être un plaisir et une sagesse que de s’arrêter sur un doute.

C’est ce que pendant des siècles des lettrés sanscrits ont montré.

Des poètes se sont véritablement complus dans le doute et l’ont pris pour une fin en soi. Des théoriciens de la poésie en ont fait une fleur de rhétorique. Le poète Dandin, qui a vécu dans le sud de l’Inde au VIIe siècle de notre ère, qui a ajouté quelques chefs d’œuvre au trésor littéraire de l’Inde et qui a été un de ses premiers codificateurs, a fait du doute une forme de comparaison. Il le place par exemple dans la bouche d’un amoureux :

Est-ce un lotus au cœur duquel se sont égarées deux abeilles, est-ce ton visage où frémissent tes yeux ? Mon esprit reste en balance.

L’abeille indienne est plus petite que celle d’Europe et toute noire. Elle est le comparant choisi pour les yeux noirs, le grand lotus épanoui est le comparant classique pour le visage. Le mouvement de l’abeille qui butine sur la fleur est le comparant pour le frémissement incessant des yeux de l’amoureuse, l’instabilité qui leur donne leur pouvoir de séduction. Mais la comparaison n’est ici que suggérée. Ce qui importe est le doute exprimé. L’amoureux qui prononce ce compliment se garde bien de résoudre le doute et d’affirmer la réalité. C’est au niveau du doute que le charme opère. C’est en lui que réside l’effet poétique. Il faut s’arrêter sur le doute.

En poésie le doute s’apparente à la méprise, elle aussi promue au rang d’ornement poétique.

« Croyant voir un bouton de fleur rouge, une abeille se pose sur le bec d’un perroquet. Croyant voir un petit fruit noir de jambosier, le perroquet essaie d’attraper l’abeille. »

Ne cherchons pas à réparer l’erreur. On y perdrait la poésie.
Le doute s’apparente de même au souvenir :

 « Quand je vois un lotus, dit l’amoureux, le visage de ma bien-aimée envahit mon esprit. »

Le doute, l’erreur, le souvenir sont trois rouages de la création poétique. Les poètes sanscrits se sont manifestement complus dans de tels événements de la connaissance.
Dans la culture des lettrés sanscrits la poésie n’est pas un domaine à part, toutes les disciplines s’interpénètrent. À l’égard du doute et même de l’erreur, des penseurs et non des moindres ont agi comme les poètes. Ils leur ont donné une place centrale dans leurs spéculations, jusqu’à en faire, comme eux, une fin en soi.

Vers le VIe siècle avant notre ère est né au pied de l’Himâlaya un prince, Siddhârtha Gautama du clan des Shâkya, qui a renoncé à tous les privilèges royaux et a vécu une vie austère de religieux errant, pour se faire non pas philosophe, mais « médecin de la douleur des hommes ». Il est alors le Buddha « l’Éveillé ». À la manière d’un médecin il a reconnu la violence et tous les maux de la vie ordinaire comme symptômes extérieurs d’un mal plus profond qu’il définit comme un cycle incessant de phénomènes psychologiques s’enchainant les uns aux autres, dont le premier moteur est le désir et qui détermine indéfiniment naissance et renaissance. Si c’est dans l’esprit des hommes que naît la douleur de l’expérience, le remède est la discipline de l’esprit. Dans le cycle des opérations psychologiques, on peut agir sur le désir, le contrôler en dépréciant les objets qui le suscitent. On peut aussi agir sur les opérations de la connaissance, assurer la perfection d’une connaissance en la mettant à sa place dans ses limites, en éludant les fausses certitudes.

Et dans son enseignement le Buddha a effectivement éludé l’affirmation comme la négation, s’est placé à l’écart des grandes controverses philosophiques, s’est tenu à égale distance des thèses opposées. Il a ainsi fondé une « voie du milieu », destinée à un immense développement tout au long de l’histoire. C’est ce qu’on appelle le Madhyamakashâstra « la science du milieu », une discipline à part entière. Le grand docteur bouddhiste, Nâgârjuna qui a vécu vers le IIIe siècle de notre ère dans le sud de l’Inde, a porté sur le plan métaphysique le doute sur les opinions divergentes et l’attitude de ne prendre parti pour aucune. Mais, si l’on reste au niveau du doute sans opter pour l’une ou l’autre de deux alternatives, quel est le moyen terme où s’engager ? Pour Nâgârjuna le « milieu » est de proclamer l’inanité des deux alternatives. C’est la célèbre « vacuité d’être propre » du bouddhisme. L’exemple trivial, classique, en est celui du moine qui par un défaut de vision voit des mouches dans son bol, alors que le moine aux yeux sains y voit du riz. Et si l’on ne juge pas lequel des deux a raison, on ne peut dire qu’une seule chose : le bol est vide et il n’y a pas d’objet à juger.

On ne prendra pas cette démarche comme une méthode de recherche de la vérité. Elle ne mène pas, elle ne doit pas mener à une décision sur une vérité. Elle est une discipline pour se pénétrer de l’impermanence des choses, de l’infirmité du psychisme de l’homme à accéder à la vérité absolue. Le but final est de se dégager de l’attachement aux choses du monde en prenant conscience de leur absence de valeur absolue. L’image du défaut de vision du moine traduit l’idée d’une ignorance métaphysique, celle de la vacuité. Dans l’expérience pratique le connaissable accessible à l’homme peut être pris pour une réalité, mais cette réalité est une couverture d’une réalité ultime qui est la vacuité. Or c’est dans l’expérience de cette réalité empirique, seconde, dite « de recouvrement », que l’homme rencontre inévitablement la douleur. L’issue hors du mal de vivre est de mettre à leur place de vérité seconde les connaissances qui nous sont accessibles.

Vers la même époque que le Bouddha, dans la même plaine du Gange est né un autre prince, Vardhamâna Mahâvîra, qui de la même façon a renoncé aux privilèges de la noblesse et partant des mêmes principes a vécu une semblable règle de vie. On leur a donné à tous deux le titre de Jina « le Vainqueur », parce qu’ils avaient vaincu leurs passions. L’histoire a cependant fait diverger profondément les religions qu’ils ont fondées. Le bouddhisme a quitté son pays d’origine pour conquérir toute l’Asie orientale. Le jainisme est resté indien. Il a cristallisé dans sa littérature doctrinale les plus originales des conceptions de logique et d’épistémologie que les lettrés sanscrits ont conçues. Il concevait la destinée humaine comme affectée par un lien aux actes, servitude dont on se dégage par une connaissance transcendantale, apanage des âmes délivrées, telles que ceux qu’on appelle les Tîrthankara « Passeurs de gué », suprêmes guides vers la transcendance. À la connaissance parfaite s’oppose la connaissance empirique et il importe de prendre conscience du caractère relatif de cette dernière. À cette fin les logiciens jaina qui n’ont pas connu de limites à la subtilité, ont édifié une théorie du doute qu’ils ont appelée anekânta-vâda « doctrine des multiples points de vue ». Les choses ont une infinité de propriétés. L’être non-omniscient qu’est tout homme en ce monde ne peut en toute conscience faire d’affirmation absolue à partir d’un seul aspect des choses. Les logiciens jaina ont synthétisé la prise de conscience de la diversité des points de vue en lui donnant une forme verbale dans une série de sept formules. Ils l’appellent saptabhangî « les sept inflexions » de la connaissance, ou encore syâd-vâda « doctrine du peut-être ». Chaque formule comporte le mot sanscrit syât qui est le potentiel du verbe asti « être ». Il se traduit littéralement par « peut-être ». On pourrait traduire l’idée qu’il contient par « d’une certaine façon ». Il s’agit dans toute proposition affirmative ou négative de réserver la possibilité de tout autre point de vue, voire de déclarer son indétermination. Voici donc les sept inflexions jaina de la connaissance :

  1. syâd asty eva « peut-être existe-t-on », c’est-à-dire que l’on existe d’une certaine façon, par exemple en tant qu’homme, sur cette terre, en tel temps, mais pas autrement ;
  2. syân nâsty eva « peut-être n’existe-t-on pas », négation qui réserve la possibilité des points de vue précédents ;
  3. syâd asty eva syân nâsty eva « peut-être existe-t-on, peut-être n’existe-t-on pas », d’un certain point de vue, la durée de la vie humaine par exemple, existence et non-existence se succèdent ;
  4. syâd avaktavyam eva  « peut-être est-ce non-exprimable », d’un autre point de vue, on ne peut parler d’existence et inexistence simultanées ;
  5. syâd asty eva syâd avaktavyam eva « peut-être existe-t-on et peut-être est-ce non-exprimable » ;
  6. syân nâsty eva syâd avaktavyam eva « peut-être n’existe-t-on pas et peut-être est-ce non-exprimable» ;
  7. syâd asty eva syân nâsty eva syâd avaktavyam eva « peut-être existe-t-on, peut-être n’existe-t-on pas et peut-être est-ce non-exprimable ».

Tout ceci est un entrainement à considérer la multiplicité des vues possibles sur les choses, une invitation à s’arrêter sur la relativité des connaissances.

On a parfois interprété la vacuité bouddhique comme un nihilisme, le doute jaina comme un scepticisme. En fait ces deux pensées distinguent deux niveaux de réalité, l’un empirique que les bouddhistes veulent vide et les jainas relatif, l’autre transcendant. D’autre part ces pensées ne sont un nihilisme et un scepticisme au niveau empirique que par opposition au niveau transcendant. Ces disciplines de doute ne dissolvent pas, ni ne relativisent la réalité empirique en tant que telle, mais le font seulement en tant que cheminements dans une quête mystique du transcendant.

Elles sont préconisées pour une vie monastique. Les moines jainas sont des extrémistes dans la sévérité de la discipline. Ces deux grandes religions n’en restent pas moins pratiquées par des millions de fidèles laïcs engagés dans les vicissitudes de la vie et très éloignés des subtilités de la scolastique sanscrite. Mais ils connaissent les vertus des religieux et les exemples des saints ; ils les vénèrent. Ces exemples leur font savoir la fragilité des certitudes, la vacuité des affrontements d’opinions, la vertu de la pratique des multiples points de vue et leur inspirent la tempérance des jugements et le respect de l’opinion d’autrui.

L’Inde d’aujourd’hui est un vaste continent profondément divisé. On y pratique de multiples religions : hindouie;. On y pratique de multiples religions : hindouisme prédominant, lui-même divisé en une multitude de croyances, Islam, jainisme, bouddhisme, zoroastrisme, animisme, christianisme. L’Inde est subdivisée en vingt-huit États. Elle a dix-huit langues officielles, un millier de parlers appartenant à trois familles linguistiques profondément différentes, une extrême diversité de coutumes et de traditions. Cela fait vivre ensemble d’innombrables communautés avec souvent des risques d’affrontements. Mais l’Inde possède un immense patrimoine immatériel de culture et de sagesse qui lui apporte l‘unité et la rend indivisible. Elle peut toujours y puiser les vertus idéales à opposer aux tensions, aux heurts, à la violence. Et dans ce précieux patrimoine elle dispose d’une culture du doute ancrée dans le respect d’autrui, la tolérance et la non-violence qu’elle a consacrée comme la première des vertus.